Prolixes lorsqu’il est question de drogue, de chômage ou de déscolarisation des jeunes, les habitants des quartiers Nord de Marseille – où l’emprise des trafiquants de drogue est forte – restent silencieux lorsqu’on les interroge sur des meurtres qui s’apparentent à des règlements de compte.

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Suite aux opérations policières dans la cité de la Castellane, les trafics se déplacent dans les grands ensembles de la Bricarde mais également dans le quartier résidentiel du Plan d’Aou. - Google Maps 10/12/2015

Aux alentours de onze heures, le 12 octobre, le calme règne dans la rue Jorgi Reboul, dans la cité du plan d’Aou dans le 15e arrondissement. Soudain des balles résonnent : un jeune homme de dix-huit ans est abattu.

L’un des projectiles vient se loger dans la nuque. L’autre dans le bras. Puis le silence revient. Nul témoin. Nul hommage. Dans les quartiers Nord, règne une omerta inquiète et solidaire qui freine l’enquête policière, expliquent élus et sociologues.

Sur la chaussée, des traces de sang témoignent pourtant d’un dernier appel au secours. Agonisant, le jeune homme a péniblement atteint la porte la plus proche, celle de l’immeuble au crépi orange, à quelques mètres de là. Un homme a ouvert et appelé les sauveteurs. En vain : marins-pompiers et médecins du Samu ont tenté de ranimer le jeune majeur mais il a succombé à ses blessures, en route vers l’hôpital Nord de Marseille.

Son cri de détresse, comme le rentissement des balles, s’est perdu dans les mémoires. “Je n’étais pas là quand c’est arrivé”, élude une mère de famille qui habite le même immeuble. “Tout le monde se connaît dans le quartier”, ajoute un voisin. Mais “lui, le mort, non jamais entendu parler”.

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Le 12 octobre, un jeune homme de 18 ans reçoit une ou deux balles dans la rue Jorgi Reboul et trouve refuge dans l’immeuble voisin. (Google Maps 10/12/2015)

Pour la police, l’affaire – très localisée – a tout d’un règlement de comptes. Le jeune homme, né en 1996, avait déjà un casier judiciaire important : vols avec effraction, violences volontaires et affaires de stupéfiants. Un profil tristement banal dans un quartier mis en coupe réglée par les traficants de drogue. Selon une source policière, les enquêteurs seraient sur le point d’apréhender l’auteur du crime dont deux complices présumés ont déjà été interpellés.

A la maison des jeunes, à quelques mètre de la scène du crime, on affirme n’avoir rien entendu. “Ce n’était pas moi qui assurait la permanence”, explique un animateur, sur un ton expéditif. “D’ailleurs, à partir de 17 ou 18 ans, les jeunes ne viennent plus au centre : ils ont pris leur indépendance”.

Ce silence émeut Samia Ghali sénatrice et maire PS des 15e et 16e arrondissements de Marseille. “C’est quand même la mort violente d’un enfant de 18 ans, mais aucun sentiment ne transparaît. Ces jeunes ne sont même pas rentrés chez eux pour se faire oublier. Normalement, il y a de l’émotion ! Mais là, rien.” s’indigne-t-elle, au micro de France Bleu Provence.

La loi du silence a progressivement imposé qu’un crime ne produise ni réaction, ni témoignage. Les victimes meurent dans une apprente indifférence. Pour Marwan Mohammed, sociologue, chargé de recherche au CNRS (Centre Maurice Halbwachs) que nous avons joint par téléphone, cette omerta date des années 2000, lorsque les caïds du néo-banditisme de cité ont renforcé leur emprise sur les quartiers nord en s’associant à ceux que les policiers désignent comme le “milieu traditionnel”. Selon lui, le principal ressort du silence, c’est la peur : des représailles, de l’escalade de la violence, des “matchs retour” (vengeances) et … des descentes de police.

Pour Laurent Muchielli, chercheur à l’observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux, cette analyse mérite d’être nuancée. Car les enquêtes de police progressent grâce aux témoignages, rares et très discrets, mais non négligeables, souligne-t-il.

Selon Marwan Mohammed, dans les quartiers Nord, le silence est également élevé au rang de vertu morale. C’est un comportement relevant à la fois de la fidélité et l’humilité. Dans une stratégie collective de prévention des “flag”, la solidarité s’illustre dans les alertes familiales et le soutien aux proches, expique-t-il. Se crée ainsi un “nous” qui repose davantage sur la ressemblance sociale, la proximité urbaine, les référents symboliques communs, que sur un réseau institutionnalisé, comme pouvait l’être celui des mafias corses et italiennes, ajoute-t-il.

Mais, pour le sociologue, la clé de compréhension du silence est également à chercher dans la structure socio-économique du quartier. Les analyses sociologiques de la pauvreté soulignent l’importance de la résistance présumée des populations qui se considèrent comme dominées par rapport aux forces de police, représentant elle l’ordre social établi. L’insécurité sociale, c’est-à-dire “l’absence de revenus suffisants à la maîtrise de sa propre existence”, encourage une forme de soutien implicite aux délinquants locaux, explique Marwan Mohammed.

Pour Laurent Muchielli, l’emprise des trafiquants finit par être acceptée des habitants: ils rendent service, rémunèrent et protègent parfois. Dans un climat de défiance vis-à-vis des institutions centrales – forces de l’ordre, justice pénale, médias – et l’intimidation générale, la mort se donne ainsi en silence.